S1-Épisode 4 : Enseigner aux enfants ce que veut dire la protection de la vie privée

30 avril 2021

Patricia Kosseim :

Bonjour. Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous écoutez L’info, ça compte, un balado sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. Nous discutons avec des personnes de tous les milieux des questions concernant l’accès à l’information et la protection de la vie privée qui comptent le plus pour eux.

Bienvenus chers auditeurs et merci de vous joindre à nous. Compte tenu de tous les balados qui sont disponibles de nos jours, je suis honorée que vous ayez choisi d’écouter L’info, ça compte. Nous voulons que chaque épisode soit pertinent pour différents segments de la population de l’Ontario. Alors, parents, enfants et personnel enseignant, celui-ci est pour vous. L’utilisation accrue d’outils numériques nous permet d’apprendre, d’échanger et de socialiser en ligne. Ces outils ont de nombreux avantages et sont très commodes, mais ils comportent aussi des risques importants pour la protection de la vie privée.

Nos renseignements personnels sont devenus une ressource précieuse. Pour les gouvernements, qui les utilisent pour assurer notre sécurité et celle de notre famille, planifier et évaluer les programmes de santé et d’éducation, ou pour contrôler notre utilisation des subventions sociales. Pour les entreprises, qui veulent monétiser nos données et cibler leurs publicités en ligne vers nous et nos enfants pour nous vendre toutes sortes de produits. Il ne faudrait pas oublier les cybercriminels qui s’en servent pour la localisation, le piratage, le vol d’identité et d’autres arnaques pour voler notre argent, et les cyberintimidateurs et autres ignobles individus qui s’en prennent en ligne à nos enfants et infligent aux êtres qui nous sont chers de véritables tourments physiques, psychologiques et émotionnels.

Ces menaces peuvent être angoissantes pour beaucoup de parents et aussi, bien sûr, beaucoup d’enfants et d’adolescents. Aujourd’hui plus que jamais, il est important que les enfants, les jeunes et leurs parents soient conscients des dangers qui nous guettent, pour que nous puissions tous prendre des décisions éclairées et nous protéger. Cela m’inquiétait beaucoup quand j’ai élevé mes deux enfants. Et je ne peux m’empêcher de penser à tous les jeunes parents de mon quartier qui vivent la même chose aujourd’hui. Il est important de savoir comment protéger nos renseignements personnels et utiliser la technologie en toute sécurité et de façon appropriée. C’est primordial.

Mon invité pour l’épisode d’aujourd’hui est Daniel Solove, professeur de droit à la Faculté de droit de l’Université George Washington à Washington, D.C. Daniel est aussi président-directeur général de TeachPrivacy, une entreprise qui offre de la formation en ligne sur la sécurité et la protection de la vie privée aux écoles, entreprises, hôpitaux et autres organismes dans le monde entier. Pour ceux d’entre vous qui l’ignorent, Daniel Solove est l’un des éminents théoriciens universitaires de la protection de la vie privée et a signé quelques-uns des ouvrages savants les plus brillants sur le sujet. Cet expert de la sécurité et de la protection de la vie privée est reconnu et très respecté aux États-Unis, au Canada et à travers le monde.

Tout récemment, Daniel a fait quelque chose de particulier et de fascinant. Il est sorti des sentiers battus et a publié un livre sur la protection de la vie privée pour les enfants intitulé The Eyemonger. Le « méchant » de l’histoire est une curieuse créature, un mélange de dinosaure, de lézard et de crocodile,  qui a 103 yeux et s’appelle Eyemonger. Ce personnage inusité promet de protéger les citoyens d’une île lointaine en leur offrant plus de sécurité. Le protagoniste est un brave garçon qui se nomme Griffin et tient tête à Eyemonger lorsque celui-ci va trop loin dans ses tactiques de surveillance et entrave gravement la liberté et le droit à la vie privée des citadins. Cette aventure classique est porteuse d’un message important, et brillamment illustrée. Daniel, bienvenue et merci d’avoir pris le temps de vous joindre à nous pour cet épisode malgré votre emploi du temps chargé.

Daniel Solove :

Tout le plaisir est pour moi. Merci de m’avoir invité.

PK :

Permettez-moi de vous demander d’abord de décrire votre expertise et vos antécédents dans le domaine de la protection de la vie privée et de la sécurité. Beaucoup de nos auditeurs vous connaissent et ont bien sûr lu certains de vos ouvrages, mais beaucoup d’autres ne vous connaissent peut-être pas. Et j’aimerais qu’ils aient une idée de votre engagement dans ce domaine.

DS :

J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet à la Faculté de droit au milieu des années 90, et je fais des recherches et écris des ouvrages sur la protection de la vie privée depuis. Quand j’ai commencé à m’intéresser à cette question, l’internet commençait à prendre son envol et j’ai pensé qu’il soulevait des questions vraiment fascinantes, surtout au sujet de la protection de la vie privée. À ce moment, il y avait peu d’ouvrages sur la protection de la vie privée. Quelques études universitaires, sans plus. De temps à autre, la protection de la vie privée faisait l’objet d’un article. Lorsque je tombais sur un de ces articles, je m’empressais de le découper et cela m’enthousiasmait. Ce champ d’activité a réellement pris de l’ampleur. Et ce qui était à l’origine un sujet d’intérêt secondaire est devenu mon sujet de prédilection. Depuis, j’écris sur la protection de la vie privée et je donne des cours sur ce sujet.

Comme vous voyez, c’est devenu vraiment intéressant. Cette question a attiré l’attention des décideurs. Beaucoup de nouvelles lois sur la protection de la vie privée voient le jour. Et il y a aussi beaucoup de problèmes intéressants liés à la protection de la vie privée à mesure que des plates-formes permettent à beaucoup d’entités de recueillir des renseignements personnels sur les gens. Toutes sortes d’appareils recueillent des renseignements personnels sur les gens et leur navigation dans l’internet, sur tout ce qu’ils font dans leur maison s’ils ont un assistant virtuel. De nos jours, tout est connecté en ligne, ce qui permet de saisir des données personnelles.

Et maintenant, des algorithmes très complexes sont utilisés pour trouver encore plus de renseignements sur les gens en fonction des renseignements qui sont déjà là. Et pour prendre des décisions sur les gens, des décisions qui ont sur la vie des personnes des répercussions inattendues, profondes et parfois très graves. Et tout cela n’est pas suffisamment réglementé. C’est pourquoi je pense que c’est une question très intéressante, importante, qui me hante et soulève constamment de nouvelles interrogations.

PK :

Je travaille dans ce secteur depuis de nombreuses années et comme bien d’autres sûrement, j’ai profité de vos études et de vos contributions dans ce domaine, et je vous en remercie. Alors, dites-moi comment un expert reconnu à l’échelle internationale comme vous, une personne qui a une connaissance et une expérience aussi profondes et complexes de la sécurité et la protection de la vie privée, en est-il venu à écrire un livre pour enfants sur la protection de la vie privée?

DS :

Une couple de choses m’ont inspiré. La première, c’est qu’il n’y a pas vraiment de livres sur ce sujet pour les enfants. Je n’ai rien trouvé dans les histoires que je lis à mon jeune fils, qui est Griffin. Mon fils est le personnage du livre, Griffin. Je n’ai rien trouvé sur ce sujet. J’ai lu je ne sais pas combien de livres à mon fils, je n’ai jamais vu de livres qui en parlait. Et j’ai pensé que pour une question aussi importante, si pertinente à notre époque, qu’il n’y ait aucun livre pour expliquer aux enfants ce qu’est la protection de la vie privée, pourquoi c’est important… j’ai pensé qu’il devait y avoir quelque chose à ce sujet. Et c’est en partie ce qui m’a inspiré.

L’autre chose qui m’a inspiré c’est que mon fils et moi avons une tradition à l’heure du coucher : il me raconte des histoires et je lui raconte des histoires. Et c’est de cette tradition qu’est née mon idée, parce que c’est souvent comme ça que j’essaie d’enseigner quelque chose à mon fils, en intégrant une leçon dans l’histoire qui a un message et qui enseigne quelque chose. Alors j’ai pensé que ce pourrait être quelque chose qui serait utile à tout le monde et deviendrait un outil utile pour faire connaître cette question à une nouvelle génération. Je voulais donc penser à une histoire qui donnerait vie à cette question et toucherait les enfants et leur ferait comprendre pourquoi la protection de la vie privée est importante. Parce que selon moi, une des choses importantes concernant la protection de la vie privée, c’est que la protection de la vie privée n’existera pas si les gens n’en veulent pas.

Si les gens ne comprennent pas pourquoi la protection de la vie privée est importante et n’en reconnaissent pas la valeur, ni le rôle qu’elle joue dans leur vie et le rôle important qu’elle a dans la société, sa valeur diminuera. Et il y a beaucoup de forces, des gouvernements aux entreprises, qui seraient ravies de diminuer et de faire disparaître la protection de la vie privée. C’est une chose pour laquelle nous devons nous battre, mais les gens ne se battront pas pour la protection de la vie privée s’ils ne comprennent pas pourquoi c’est important et pourquoi ils devraient s’en soucier.

C’est donc ce que je souhaite que ce livre fasse à un jeune âge : enseigner aux enfants qui vont grandir dans un monde où une bonne partie de leurs renseignements personnels seront gobés par différents organismes, où il sera très difficile de protéger leur vie privée en raison de toutes les technologies qui verront le jour et présenteront d’importants avantages, mais à un prix pour leur vie privée. Je pense qu’ils doivent comprendre cette valeur. C’est donc cela qui m’a incité à écrire ce livre.

PK :

Formidable. Pouvez-vous décrire The Eyemonger pour nos auditeurs? Parlez-nous de cette étrange créature que vous avez conçue? Est-ce une bonne créature ou une mauvaise? Qu’est-ce qu’elle représente en définitive? Le gouvernement? La grosse entreprise?

DS :

Ce personnage est fondé sur une créature mythologique grecque appelée Argus, qui avait beaucoup, beaucoup, d’yeux. En définitive, je voulais créer un personnage qui se serait situé entre deux pôles. Il représente principalement le gouvernement parce qu’il a été élu, mais je ne voulais pas trop le lier au gouvernement, parce que le gouvernement est seulement une des entités qui peuvent porter atteinte à la vie privée. Cependant, il y a beaucoup de compagnies très puissantes qui font la même surveillance, avec le même effet. Je ne voulais donc pas qu’il soit trop associé au gouvernement, mais en définitive, dans le livre, il est davantage associé au gouvernement parce qu’il a été élu. L’autre chose que je voulais faire c’était d’en faire à la fois un bon et un mauvais personnage pour créer un équilibre entre le bien et le mal. Je ne voulais pas que ce personnage soit diabolique, parce que je pense qu’une bonne partie de la surveillance est faite pour des motifs valables, et le gouvernement fait de la surveillance pour protéger les gens. C’est une question de sécurité.

Cependant, ce que je voulais montrer c’est qu’il peut y avoir des abus, que des personnes bien intentionnées peuvent être trop zélées et que la surveillance a un coût que l’on doit évaluer par rapport aux avantages. Je ne voulais donc par le faire trop simpliste, parce que c’est compliqué. Ce n’est pas tout blanc ou tout noir. La protection de la vie privée a des nuances de gris. Il y a du bon et du mauvais. Et c’est ce que je voulais montrer. Le personnage central, Eyemonger, n’est donc pas une mauvaise personne, juste une personne un peu trop zélée pour qui la surveillance et de l’ordre public sont primordiaux. Cependant, dans le livre, Eyemonger se rend compte que zon zèle est un peu trop extrême et qu’il doit l’atténuer considérablement parce qu’il voit l’autre côté de la médaille et en comprend la valeur. En définitive, ce que je voulais montrer en créant ce personnage c’est que vous pouvez être une bonne personne, mais faire de mauvaises choses, mais aussi que la rédemption est possible.

PK :

Et, bien sûr, ces 103 yeux ne sont pas suffisants pour Eyemonger. Il décide donc de lancer des milliers de globes oculaires munis d’ailes de chauve-souris pour mieux regarder dans chaque crevasse, coin et recoin, et trou de nœud. Je dois avouer que ce monstre géant, mince, bleu-gris, à l’apparence bizarre, et ses globes oculaires volants qui ressemblent à des chauves-souris sont assez sinistres. En fait, même les citadins en ont peur à un moment donné, et sont angoissés et terrifiés. Alors, comment avez-vous réussi à transmettre ce sentiment de terreur, qui est associé à la surveillance, particulièrement la surveillance faite avec un excès de zèle, sans faire peur aux enfants, aux jeunes lecteurs? Comment êtes-vous parvenu à respecter ce fragile équilibre?

DS :

Ouais. Ça n’a pas été facile de respecter cet équilibre, parce que je voulais montrer que la surveillance est désagréable, qu’elle est sinistre. C’est une des raisons pour laquelle elle est problématique. Elle met les gens mal à l’aise. En revanche, je ne voulais pas que le personnage soit trop effrayant, je ne voulais pas apeurer les enfants. Eyemonger est conçu de manière à être une créature familière, qui ressemble un peu à un dinosaure avec des caractéristiques chevalines et reptiliennes. Ce ne sont pas tous les citadins qui ont peur d’Eyemonger, et Eyemonger n’attaque personne et ne fait rien d’autre de ce genre.

J’ai donc essayé de lui donner une apparence bizarre, mais avec des éléments familiers empruntés à d’autres créatures que les enfants… Les enfants aiment les dinosaures, ils aiment les reptiles et ce genre de choses ne les rend pas mal à l’aise. Ils aiment les chauves-souris même si les chauves-souris sont sinistres. Il y a aussi… Les enfants sont à l’aise avec des choses comme celles-là. Et le ton du livre n’est pas… Je pense qu’il établit le ton qu’il faut. Je ne voulais pas créer une atmosphère de peur et d’horreur. C’est un conte moral. Juste le contexte, c’est conçu comme tel. Le type est un peu extrême, définitivement hors-norme, il met les gens mal à l’aise, sans les effrayer, mais il respecte l’équilibre que j’espérais atteindre.

PK :

Évidemment, à mesure que l’histoire avance, Eyemonger en fait un peu trop, même s’il a de bonnes intentions comme vous dites, pour protéger les citadins. Il est perché sur une tour au centre de la ville, avec son immense télescope qui lui permet de voir littéralement chaque rue de bout en bout, et ses globes oculaires volants qui peuvent voir dans les maisons et les immeubles et l’informer des activités des citadins. En fait, dans le livre, vous dites à un certain moment que certains villageois se disaient agacés par le pouvoir d’Eyemonger et se plaignaient de ne pas avoir de vie privée quand il les surveillait du haut de sa tour. Lorsque les villageois commencent à contester, Eyemonger refuse de céder, ce qui soulève en quelque sorte la question fondamentale du consentement, non?

DS :

Ouais. Initialement, Eyemonger arrive en ville et demande aux villageois de l’élire en disant, fondamentalement, voici ce que je veux faire : je vais ramener l’ordre dans la ville, je vais la rendre plus sûre. Les citadins ont aimé ce qu’ils entendaient. En fait, ils ont élu Eyemonger pour qu’il fasse ces choses. Ils ont bâti la tour pour lui. Et, selon moi, au début du moins, les villageois pensaient que ce serait fantastique. Sauf qu’ils ne se sont pas rendu compte de ce qu’ils devaient abandonner. À mesure qu’ils en prenaient conscience, ils ont commencé à se dire que peut-être ils n’avaient pas fait le bon choix. Les choses ne se passaient pas aussi bien qu’ils le voulaient et ils ont commencé à exprimer leur mécontentement. Eyemonger est devenu plus zélé. Il croyait vraiment en ce qu’il faisait et il n’allait pas s’arrêter à ce point. Et c’est après avoir rencontré Griffin qu’Eyemonger a changé d’idée et s’est rendu compte qu’il était allé trop loin.

PK :

À un moment donné, lorsqu’il insiste pour continuer, Eyemonger répond avec une phrase très bien connue des personnes qui travaillent dans le secteur, et que nous entendons trop souvent : si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre, ce qui mine et dénature complètement la valeur fondamentale de notre vie privée. En fait, le héros de l’histoire, Griffin, qui, d’après ce que je comprends, représente votre jeune fils, renverse l’argument d’une certaine manière en disant à Eyemonger que, précisément parce que lui, Griffin, n’a rien à cacher et n’a rien fait de mal, il n’y a aucune raison de le traiter comme un suspect ou une personne blâmable. Je me demandais si vous pouvez commenter ce revirement intéressant entre l’hypothèse ou le fondement d’Eyemonger et ce que Griffin lui dit, ce qui est exactement le contraire.

DS :

La notion de « rien à cacher » a souvent été invoquée concernant la protection de la vie privée, particulièrement après les attaques du 9 septembre 2001. Et cet argument est ressorti constamment : nous avons besoin de plus de surveillance, nous devons attraper les méchants et si vous respectez la loi, vous n’avez rien à cacher. Si vous êtes un bon citoyen et observez la loi, vous devriez n’avoir rien à cacher et vous ne devriez n’avoir rien à craindre de la surveillance. La surveillance est une mauvaise chose uniquement pour les personnes qui font de mauvaises choses. J’ai écrit un article au sujet de cet argument. Plusieurs années après les événements du 11 septembre, après avoir entendu cet argument, j’ai pensé qu’il fallait y répondre parce que c’était un argument très populaire. Je l’entendais constamment aux nouvelles, et tout le monde l’utilisait, les politiciens, les commentateurs, tout le monde. J’ai donc écrit un article qui soutient que cet argument est fallacieux à bien des égards. En fin de compte, l’article est devenu un livre intitulé Nothing to Hide.

En définitive, cet argument repose sur une hypothèse erronée, à savoir que protéger la vie privée signifie cacher de mauvaises choses, et la seule raison pour laquelle des gens demandent la protection de leur vie privée c’est qu’ils ont des choses mauvaises ou embarrassantes à cacher. Et c’est là que le bât blesse : ce n’est pas pour cette raison que beaucoup de personnes demandent la protection de leur vie privée, c’est plutôt parce qu’elles veulent la tranquillité d’esprit, parce que la surveillance les met mal à l’aise. Parce qu’il est très difficile d’être créatifs si vous êtes surveillés tout le temps, ou si vous essayez de faire quelque chose ou d’écrire quelque chose sachant que des personnes vont regarder ce que vous écrivez ou regarder hors contexte, ils ne sauront pas ce que vous faites. Ils auront peut-être la mauvaise impression que vous faites quelque chose de mal ou que vous devez vous expliquer.

Et une des plus belles choses qu’il y a à vivre dans une société libre, c’est que nous pouvons agir et nous n’avons pas à expliquer tout ce que nous faisons. Nous n’avons pas à obtenir la permission du gouvernement pour faire des choses. Et c’est seulement quand nous faisons quelque chose de mal et menaçons d’autres personnes que nous devons répondre de nos actes. Sinon, nous sommes libres de faire ce que nous voulons, libres de créer, libres d’explorer, libres de lire des choses, libres de dire des choses. Et nous n’avons pas à rester seuls dans notre coin pour faire ça. La protection de la vie privée est une valeur importante.

PK :

Et, bien sûr, dans votre livre, vous présentez cet argument d’une manière si claire et accessible, en racontant une histoire. Dans cette histoire, Griffin verrouille sa porte, barricade ses fenêtres et refuse de laisser entrer les globes oculaires volants, et le monstre aux 103 yeux se met en colère. Il laisse s’échapper une armée de rhinocéros, une grosse armée effrayante de rhinocéros, qui attaquent la maison et détruisent les magnifiques œuvres d’art du garçon qui s’y trouvent. Et dans un formidable retournement de situation, le monstre aux 103 yeux fond en larmes lorsqu’il se rend compte qu’il n’y avait en fait rien de mal à l’intérieur, il n’y avait que les choses les plus merveilleuses qu’il avait jamais vues, complètement détruites par ses actions. Et c’est là que se situe la morale de l’histoire, l’incident, la dure leçon qu’on a tirée de cette histoire : la surveillance nous enlève notre vie privée et notre capacité à penser et à agir de façon créative et, en définitive, notre liberté de nous épanouir comme personnes et d’être vraiment nous-mêmes.

Et vous le dites si bien dans une phrase qui se lit à peu près comme suit : « La protection de la vie privée est essentielle pour être libres et en paix. Nous avons besoin de moments où personne ne nous voit. » Et je pense que ce message puissant s’adresse non seulement aux gouvernements et aux entreprises, mais aussi aux parents qui, parfois, deviennent surprotecteurs et oublient cet espace fondamental dont les enfants ont parfois besoin pour passer du temps seuls, sans que personne ne les voie. Et même si Eyemonger avait à l’origine de bonnes intentions et voulait assurer la sécurité des citoyens, il les a rendus mécontents et craintifs. Et grâce à vos magnifiques illustrations, ou plutôt, celles de votre collaborateur, Ryan Beckwith – que je félicite en passant pour ces merveilleuses illustrations – nous voyons Eyemonger emballer ses télescopes, les remettre dans leur boîte, recouvrir les globes oculaires, promettant de regarder « seulement quand vous voudrez que je voie » dit-il. Bravo, Daniel. Félicitations pour votre livre. Alors, dites-moi, qu’espérez-vous réaliser avec ce livre? Qui est votre lectorat cible? Et où espérez-vous que ce livre sera distribué?

DS :

Bien, j’aimerais qu’il soit utilisé dans les écoles. J’ai bon espoir que ce sera un bon déclencheur pour des conversations sur ces enjeux. Le livre est réellement un point de départ pour une conversation sur la protection de la vie privée qui, je l’espère, aura lieu dans les écoles. Je pense que beaucoup trop souvent,  dans les écoles élémentaires et secondaires, il n’y a pas assez d’éducation sur les enjeux que nous rencontrons aujourd’hui avec la technologie, l’internet, et leurs valeurs connexes. Maintenant ce livre porte sur la valeur de la vie privée. Ce n’est pas vraiment à propos de la technologie ou de l’internet. Il est technologiquement neutre. Il parle seulement de cette valeur. Mais il est très pertinent pour le monde dans lequel nos enfants grandissent. Et je pense qu’on ne leur enseigne pas ces valeurs.  Dans beaucoup d’écoles, il n’y a rien dans le curriculum qui enseigne ces enjeux aux élèves. J’ai donc pensé que ce serait une bonne chose que ce livre soit utilisé dans les écoles.

J’ai créé un document gratuit à consulter dans mon site Web. On y trouve, entre autres, des questions qui aideront à amorcer des conversations, à partir du livre, que les enfants et le personnel enseignant devraient avoir en classe. J’espère aussi que les parents liront le livre à leurs enfants pour les amener à penser à ces questions à un jeune âge, pour que, quand ils seront plus vieux et commenceront à faire plus de choses dans un monde où les gens sont constamment surveillés et où des renseignements sont constamment recueillis, ils soient conscients de la valeur de la protection de la vie privée. Et qu’ils ne se sentiront pas trop à l’aise dans ce monde. Parce que c’est ça le risque : si en vieillissant vous êtres tout à fait à l’aise avec toute la collecte de renseignements, toute la surveillance, vous ne vous rendrez pas compte de tout ce qui se perd en cours de route. J’espère donc que ce livre enseignera cela aux enfants à un jeune âge.

PK :

J’ai grandement apprécié ce livre. J’aurais aimé l’avoir quand mes enfants étaient jeunes et je l’aurais certainement ajouté à ma liste de lectures à l’heure du coucher. Oublions le livre pour quelques minutes et parlons d’autres enjeux plus généraux pour les parents et les enseignants de jeunes enfants. À titre de spécialiste du domaine, et à titre de père d’un enfant de 10 ans, comment recommandez-vous aux parents et aux enseignants de parler à leurs enfants et à leurs élèves de la protection de la vie privée?

DS :

Je pense que c’est quelque chose que les enfants peuvent comprendre à un très jeune âge. Griffin comprenait déjà certains principes de base du concept lorsqu’il avait à peine 4 ans environ. Je lui ai demandé ce que ça veut dire la protection de la vie privée? Il m’a répondu, c’est quand tu es dans la salle de bain et qu’il n’y a personne d’autre avec toi. Je pense donc que les enfants peuvent commencer à comprendre la notion de protection de la vie privée à un jeune âge. Puis, à mesure qu’ils vieillissent, leur perception s’enrichit et devient plus nuancée. Et je pense que les enfants qui grandissent dans le monde d’aujourd’hui ont beaucoup de choses importantes à apprendre et que les parents doivent les leur enseigner. Et pas seulement la valeur de la vie privée, ce qui est en réalité un simple point de départ, mais aussi les enjeux liés à la sécurité en ligne : ce qu’ils voient en ligne, les personnes qu’ils voient, les personnes à qui ils écrivent, les personnes avec qui ils jouent des jeux, ces personnes ne sont pas nécessairement les personnes qu’elles prétendre être. Il y a beaucoup de dangers pour la sécurité en ligne. Les renseignements qu’ils diffusent dans le monde peuvent les mettre en danger, et ça il faut qu’ils le sachent.

Ils doivent aussi apprendre à respecter la vie privée des autres. Photographier une personne contre son gré, ce n’est pas une chose à faire. Ce peut être très dangereux d’afficher des renseignements en ligne, que ce soit des renseignements à votre sujet ou au sujet d’autres personnes. C’est très facile pour un enfant de prendre une photographie et de l’afficher quelque part, mais cela peut créer de gros problèmes. Il faut comprendre aussi ce que vous dites à d’autres personnes sur quelqu’un d’autre. Le commérage en ligne ou en personne peut être troublant et causer des ennuis aux personnes concernées. Et il y a beaucoup d’autres problèmes.

Il y a tellement de choses que les gens doivent apprendre et auxquelles ils doivent penser parce que les technologies facilitent l’échange de renseignements, la saisie de renseignements, la diffusion de renseignements. Les enfants doivent apprendre à être prudents et à résister à cette envie de passer de l’autre côté, parce que ce n’est pas neutre. La technologie enseigne aux enfants des choses qui ne sont pas neutres. Elle leur permet de faire ces choses et d’en cacher les répercussions. En partie, elle le fait en ayant l’air de faciliter les choses et d’empêcher les gens de penser aux conséquences de certains gestes qu’ils posent. Je pense donc qu’il faut contrer tout ça par l’éducation. Je pense que c’est vraiment important.

PK :

Merci encore une fois de votre visite aujourd’hui, Daniel. Vous avez donné de précieux conseils aux parents et aux enseignants sur la façon de parler aux enfants de la sécurité,  de la vie privée et du respect et de la protection de la vie privée, et de leur donner d’importantes leçons de vie de façon créative et accessible. Chers auditeurs, vous trouverez plus de renseignements sur le livre The Eyemonger dans les notes relatives à cet épisode. Vous trouverez également dans ces notes et dans notre site Web, des ressources pédagogiques pour les parents et les enseignants, y compris des conseils sur la littératie numérique et les plans de cours pour les écoles. Pour ceux d’entre vous qui souhaitent en apprendre davantage sur la protection de la vie privée et des renseignements personnels, vous pouvez visiter notre site Web à ipc.on.ca. Vous pouvez également communiquer avec notre bureau pour obtenir de l’aide et des renseignements généraux sur les lois de l’Ontario régissant l’accès à l’information et la protection de la vie privée.

Nous voici maintenant à la fin de notre épisode. J’espère qu’il vous a été utile. À la prochaine.

Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous avez écouté L’info, ça compte. Si vous avez aimé ce balado, laissez-nous une note ou un commentaire. Si vous souhaitez en savoir plus sur un sujet qui concerne l’accès à l’information ou la protection de la vie privée dans un épisode futur, communiquez avec nous. Envoyez-nous un gazouillis à IPCinfoprivacy ou un courriel à [email protected]. Merci d’avoir été des nôtres, et à bientôt pour d’autres conversations sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. Si ça compte pour vous, ça compte pour moi.

Daniel Solove est professeur de droit et titulaire de la chaire John Marshall Harlan à la faculté de droit de l’Université George Washington et l’un des principaux experts mondiaux du droit de la vie privée. Il est également président et chef de la direction de TeachPrivacy, une entreprise qui offre une formation informatique sur la confidentialité et la sécurité aux écoles, aux entreprises, aux hôpitaux et à d’autres organisations du monde entier. Il est l’auteur de The Eyemonger, un livre pour enfants sur l’importance de la vie privée.

Sujets abordés dans cet épisode :

  • Confidentialité et surveillance, un domaine de recherche en pleine croissance [5:00]
  • Qu’est-ce qui a inspiré Daniel Solove à écrire un livre pour enfants sur la vie privée [6:57]
  • Qu’est-ce qu’un Eyemonger? [10:00]
  • Présenter un sujet sérieux, potentiellement effrayant, sans effrayer les enfants [13:30]
  • La question du consentement dans le contexte de l’histoire [16:00]
  • Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre; un argument utilisé pour soutenir la surveillance [17:23]
  • Le contre-argument en faveur de la vie privée [18:08]
  • La vie privée nous donne la liberté d’explorer notre identité propre [22:02]
  • Qui est le public ultime de ce livre? [23:19]
  • La nécessité de former les jeunes enfants à la technologie, à Internet et à la valeur de la vie privée [23:45]
  • Points à retenir pour les parents et les enseignants : comment et quand parler de la vie privée aux enfants [25:54]
  • Autres questions : dangers potentiels en ligne, comment respecter la vie privée des autres hors ligne et en ligne [26:55]
  • Résister à la tentation de diffuser des renseignements en ligne [28:15]
  • La technologie (médias sociaux, etc.) n’est pas neutre, il y a des conséquences [28:33]

Ressources :

L’Info, ça compte est un balado sur les personnes, la vie privée et l’accès à l’information animé par Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario. Nous engageons des conversations avec des personnes de tous horizons et écoutons des anecdotes sur les questions d’accès et de protection de la vie privée qui les intéressent le plus.

Si vous avez apprécié le balado, n’hésitez pas à formuler une évaluation ou un commentaire.

Vous souhaitez en savoir plus sur un sujet relatif à l’accès à l’information ou à la protection de la vie privée? Vous souhaitez être invité à l’émission? Envoyez-nous un gazouillis à @IPCinfoprivacy ou un courriel à [email protected].

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