S2-Épisode 2 : Le recours à la généalogie génétique pour élucider des crimes

25 février 2022

Partout dans le monde, des millions de personnes achètent des trousses de test d’ADN et téléchargent les résultats vers des sites Web de généalogie pour retrouver leurs origines familiales. Les services de police utilisent eux aussi ces données génétiques pour déterminer si elles correspondent à des échantillons d’ADN trouvés sur des lieux de crimes qui restent à élucider. La commissaire Kosseim discute avec le Dr Frederick Bieber, expert renommé en génétique judiciaire, sur l’utilisation de ces techniques d’enquête par la police et les risques qu’elle pose pour la vie privée des personnes qui s’adonnent à la généalogie récréative et des membres de leur famille.

Patricia Kosseim :

Bonjour. Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous écoutez L’info, ça compte, un balado sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. Nous discutons avec des gens de tous les milieux de questions concernant l’accès à l’information et la protection de la vie privée qui comptent le plus pour eux.

Chers auditeurs, merci de vous joindre à nous aujourd’hui. On en parle souvent et vous en avez peut-être acheté vous-même. Je veux parler des trousses de test d’ADN grand public, dont la popularité a explosé au cours des dernières années, grâce à un marketing en ligne bien orchestré et aux annonces télévisées qui vous incitent à en apprendre davantage sur vos origines. En 2019, on a estimé que plus de 26 millions de personnes dans le monde s’étaient procuré une trousse de test d’ADN comme Ancestry ou 23andMe. Et on s’attend à ce que les ventes de ce genre de trousse de test d’ADN grand public augmentent de 12,5 % d’ici 2026.

De plus en plus de gens téléchargent gratuitement les résultats de leurs tests d’ADN vers des sites Web de généalogie qui leur permettent de comparer leurs résultats avec ceux de millions d’autres personnes pour trouver des correspondances. C’est un moyen de trouver des membres de la famille qu’on avait perdus de vue, de créer des arbres généalogiques et d’en apprendre davantage sur ses origines.

Bien que la très grande majorité des utilisateurs soient des amateurs de généalogie qui utilisent ces sites Web pour le plaisir, d’autres, comme les services de police, ont commencé à s’en servir à des fins d’enquête, pour régler des cas de meurtre non résolus en cherchant des pièces à conviction contenant des échantillons d’ADN laissées sur les lieux du crime. Le tueur du Golden State a été le premier exemple d’un cas datant de plusieurs décennies que la police des États-Unis a réussi à élucider en fouillant un profil d’ADN dans une base de données généalogiques grand public. Depuis ce premier cas, en 2018, les services de police du Canada utilisent aussi ces techniques.

Même si la généalogie génétique d’enquête a permis d’arrêter et de condamner des criminels parmi les plus horribles de la société, elle soulève de graves questions concernant la protection de la vie privée, particulièrement pour les membres innocents des familles qui se retrouvent bien malgré eux pris dans l’engrenage d’une enquête pour meurtre en tant que suspects. Ils font alors l’objet à leur insu d’une surveillance policière simplement parce qu’ils sont peut-être un parent biologique éloigné du meurtrier.

Quels genres de contrôles éthiques devraient être mis en place pour gérer l’utilisation de ces techniques par la police afin d’assurer que les objectifs sociaux globaux de sécurité publique sont atteints sans entraver indûment la vie privée de personnes innocentes? Mon invité pour cet épisode est le DFrederick Bieber. Il est généticien médical au Brigham and Women’s Hospital et membre de la Faculté de médecine à l’Université Harvard. Originaire du Canada, le Dr Bieber est un expert en génétique judiciaire, renommé à l’échelle internationale, et membre du Comité consultatif de la Banque nationale de données génétiques du Canada, un comité dont j’ai déjà fait partie pendant un certain nombre d’années. Dr Bieber, bienvenue.

Dr Frederick Bieber :

Merci beaucoup, madame la commissaire. Je suis ravi d’être ici.

PK :

Tout d’abord, Dr Bieber, ou Fred, si vous permettez, pouvez-vous nous parler un peu de vous? Comment un garçon des Prairies canadiennes est-il devenu un des plus importants pathologistes au monde dans le domaine des sciences judiciaires?

FB :

En fait, je pense que c’est un peu une question de chance. Après que mes parents sont déménagés aux États-Unis, j’ai pu faire mes études dans des universités ici aux États-Unis. Plus précisément, c’est une collision avec mon professeur d’anglais lors d’une tempête de neige pendant ma première année d’études. Il m’a demandé : « Dites-moi, mon ami, qu’est-ce que vous lisez ces jours-ci? » Je lui ai répondu : « Mes lectures obligatoires, évidemment. » Il m’a dit : « Ça ne vaut rien. Prenez plutôt ce livre. C’est un best-seller du New York Times. Lisez-le et venez prendre le thé avec moi la semaine prochaine. »

Ce livre, c’était The Double Helix (La double hélice, en français), par James Watson, celui-là même qui a découvert la structure de l’ADN. Ce livre m’a tellement fasciné que j’ai décidé qu’il valait mieux que j’étudie la génétique. Donc, cette collision survenue par hasard lors d’une tempête de neige a vraiment changé ma vie. Et j’ai eu la chance, dans mon parcours, d’avoir de merveilleux professeurs et mentors. Je suis membre du corps professoral ici, à Harvard, depuis 42 ans. Mes étudiantes et étudiants sont plus intelligents que moi, alors ils m’apprennent beaucoup de choses, chaque jour.

PK :

Et nous apprenons aussi beaucoup de choses de vous. En termes simples, Fred, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est ce nouveau domaine, la généalogie génétique d’enquête, et quelles en sont les applications pratiques selon vous?

FB :

D’abord, n’oublions pas que notre ADN nous vient de nos parents, la moitié, de notre mère, et l’autre moitié, de notre père. Nous partageons donc une bonne part de notre ADN avec tous nos ancêtres et nos proches parents. Nos frères et sœurs, nos enfants, si nous en avons, nos cousins et cousines, nos oncles, nos tantes, nos neveux et nièces, etc. De nos jours, le profilage d’ADN porte sur beaucoup plus de gènes différents qui forment ce qu’on appelle le génome. Nous ne regardons plus seulement 46 chromosomes pour déterminer si nous avons notre mâle ou notre femelle. Nous regardons des dizaines de milliers de ces petits marqueurs qu’on appelle polymorphismes mononucléotidiques, ou SNP, pour trouver des changements. Et la majeure partie de notre ADN est fondamentalement la même parce que nos gènes codent les protéines importantes qui créent notre structure ainsi que nos hormones et toutes les protéines importantes que nous avons. Cependant, une bonne part de l’ADN varie d’une personne à l’autre.

Et nous héritons de ces variations de notre mère et de notre père lorsqu’ils produisent des spermatozoïdes et des ovules. En les comparant, nous pouvons trouver des similitudes entre deux différents échantillons d’ADN. Nous pouvons prendre l’ADN des restes d’un squelette et en faire le profilage pour identifier ces dizaines de milliers de marqueurs qu’on nomme, je le rappelle, les SNP. Et nous pouvons les comparer aux membres d’une famille qui pourraient avoir perdu leur cousin ou un frère. Ça peut donc servir à une recherche de personnes disparues. Nous faisons ça après des catastrophes de masse, des écrasements d’avion, des incendies, des inondations et des tsunamis. Dans bien des cas, nous utilisons donc ces technologies pour identifier des personnes à des fins humanitaires.

Cependant, il y a aussi d’autres applications, comme vous l’avez souligné. S’il y a une enquête criminelle après un homicide ou, dans bien des cas, une agression sexuelle, et que nous n’avons pas de suspects, aucun suspect particulier, on peut obtenir l’ADN de la scène du crime et l’isoler. Ce peut être du sang sur un couteau, le retour de gaz d’une arme à feu ou du sang aspergé par la décharge sur les vêtements d’une personne. Ce pourrait aussi être la trousse de prélèvement en cas de viol que nos infirmières et médecins utilisent à l’urgence. Et nous pouvons comparer les résultats des tests d’ADN avec des personnes d’intérêt, d’éventuels suspects.

Cependant, s’il n’y a pas de suspects évidents pour les autorités policières, on peut télécharger les résultats vers une ou plusieurs des bases de données qui recueillent l’ADN pour trouver des points communs, d’étroites relations, des liens génétiques jusqu’aux parents de quatrième degré, par exemple, des cousins germains. Ce pourrait être aussi des petits-cousins, ou une grand-tante, ou un arrière-arrière-grand-père. Quand des liens de parenté sont aussi éloignés, s’il y a suffisamment de similitudes entre deux profils, un dans la base de données et l’autre provenant des restes, du sang ou du sperme provenant d’une trousse de prélèvement en cas de viol, nous pouvons en conclure que ces deux personnes sont apparentées.

Et la personne apparentée n’est généralement pas l’auteur du crime, mais elle peut être un proche parent. À ce moment-là, lorsque les comparaisons d’ADN ont été faites, les résultats sont remis à des généalogistes professionnels. Ceux-ci ont toutes sortes d’outils, que vous pouvez facilement imaginer, registres de naissance, de décès et de mariage, articles nécrologiques, pour trouver qui sont les personnes apparentées, et ils peuvent reconstituer les arbres généalogiques en se fondant sur les renseignements publics disponibles. Et s’ils réussissent, ils peuvent conclure, par exemple, qu’il y a « une femme en Alberta qui s’apparente étroitement à l’ADN que nous avons trouvé sur le lieu du crime ».

Et même si elle n’a pas le bon âge et n’était pas là où le crime a eu lieu, nous pourrions demander au généalogiste : « A-t-elle des parents qui vivent ou ont vécu dans la région où le crime a été commis? » Grâce à leur travail minutieux, ils peuvent donner un ou des noms aux autorités policières qui pourraient ensuite amorcer une surveillance de cette ou ces personnes et attendre jusqu’à ce qu’elles jettent un gobelet de café de Tim Horton ou une cigarette dans la rue. Les policiers pourraient ramasser subrepticement ces éléments de preuve et en extraire l’ADN pour voir s’il correspond à la preuve retrouvée sur les lieux du crime. C’est donc un processus qui se fait en plusieurs étapes.

PK :

Fascinant. J’ai mentionné plus tôt le cas du tueur du Golden State, et il paraît que c’était la première fois où la nouvelle généalogie génétique d’enquête était utilisée aux États-Unis pour résoudre une affaire de meurtre non classée. Si vous décriviez cette affaire à un voisin, disons, comment l’expliqueriez-vous en termes simples, étape par étape?

FB :

Entre 1976 et 1986, il y a eu plus de 100 cambriolages, plus d’une dizaine de meurtres et d’enlèvements et plus de 50 agressions sexuelles non résolus dans sept différents comtés de la Californie. Tous ces crimes étaient liés entre eux par un ADN commun, mais on ne trouvait pas de suspects plausibles. Heureusement, un des pathologistes à la retraite, qui avait déménagé de la Californie au New Jersey, s’est rappelé qu’il lui restait de l’ADN d’une des autopsies, parce qu’il prélevait toujours deux échantillons. Et il avait lu des articles sur les nouveaux outils de génétique. Il a donc communiqué avec certains des enquêteurs en Californie et ils ont décidé de faire ce genre de recherche généalogique.

Ils ont ainsi pu faire le profilage de l’échantillon d’ADN initial provenant du cas de viol et homicide pour trouver des dizaines de milliers de ces marqueurs appelés SNP. Ils ont présenté leurs résultats à une avocate en brevets retraitée, qui s’appelait Barbara Rae-Venter. Et elle a fait son travail de généalogiste, a donné un nom aux enquêteurs, une personne nommée M. DeAngelo, qui, fait intéressant, avait été policier à un moment dans sa carrière.

Ils ont subrepticement prélevé son ADN en vue d’une comparaison directe avec l’ancienne preuve provenant de la scène de crime et ont trouvé une correspondance. Les tribunaux ont ensuite obtenu un mandat ou le juge a délivré un mandat pour son arrestation. À ce moment-là, les autorités policières ont pu obtenir un échantillon direct au moyen d’un écouvillonnage de la joue du suspect, en plus de la matière écartée, et l’ont comparé, et constaté de nouveau et confirmé la correspondance. L’homme a été arrêté, comme vous l’avez souligné, en avril 2018. Depuis, l’intérêt des groupes d’application de la loi ne fait que s’accroître, particulièrement aux États-Unis, et aussi, dans une moindre mesure au Canada, mais on s’y intéresse quand même toujours, bien sûr, aussi pour résoudre d’anciens cas.

PK :

Il y a plusieurs exemples au Canada où ce genre de méthode d’enquête génétique a été utilisée, plus particulièrement dans l’affaire Christine Jessop, en Ontario, qui a mené à une preuve concluante ayant permis d’identifier le véritable meurtrier, plus de 30 ans après le crime, permettant enfin à la famille de Christine de faire son deuil, des décennies plus tard. Cette affaire a fait la manchette ici, Fred, parce que cette arrestation a permis d’exonérer Guy Paul Morin, qui a été emprisonné pendant des années, à tort et tragiquement, pour un crime qu’il n’avait pas commis. Je pense que c’est un cas intéressant parce qu’il montre certains des avantages pour la société de ce genre de technique d’enquête.

FB :

En fait, oui. Cette affaire particulièrement tragique est importante à bien des égards. Premièrement, pour permettre à la famille de faire son deuil de cette pauvre fillette assassinée. Il s’avère que l’homme responsable de sa mort est lui-même décédé. Cependant, comme vous l’avez souligné, l’exonération d’une personne qui a été faussement accusée et incarcérée est un élément essentiel pour assurer la justice de notre système. Et malgré les meilleures intentions de notre système de justice, il y a, de fait, des gens qui sont incorrectement accusés et reconnus coupables, dont beaucoup avant l’arrivée des tests d’ADN, dans des cas où les jurés et les témoins les mieux intentionnés se sont tout simplement trompés.

Nous savons, par exemple, d’après beaucoup de cas d’exonérations qui ont eu lieu en Amérique, que bien souvent, un des types de preuve les plus faillibles, ce sont les dépositions de témoins oculaires. Et il s’avère que les jurés, tout naturellement, souhaitent entendre les témoins dire : « C’est bien lui. Jamais je n’oublierai ce visage. » Cependant, souvent, l’éclairage est mauvais, le stress affecte la mémoire d’une personne et il est fréquent que des témoins bien intentionnés se trompent. Ils identifient une personne qui, selon eux, a commis le crime ou ils parlent d’un crime qui a été commis contre une autre personne. Et ils se trompent, purement et simplement. Ils commettent une erreur sur la personne.

On peut comprendre que les jurés sont souvent influencés par ces témoignages convaincants et qu’ils rendent un verdict de culpabilité. Ou que la cour, dans le cas d’une comparution devant juge ou magistrat, décide qu’une déclaration de culpabilité s’impose. Et il y a maintenant des centaines de personnes, surtout des hommes, souvent des hommes de couleur, qui ont passé des décennies en prison pour des crimes qu’ils n’ont pas commis. Et c’est grâce à l’ADN qu’ils ont été exonérés si une preuve biologique était un élément de l’affaire.

PK :

Dites-moi, Fred, dans quelle mesure la police utilise-t-elle la généalogie génétique d’enquête aujourd’hui?

FB :

À l’heure actuelle, je sais qu’il y a plus de 500 enquêtes en cours en Amérique du Nord. Certaines sont des modes d’identification, elles visent à identifier des personnes disparues. Les autorités policières utilisent maintenant deux grands sites Web pour faire cette généalogie. L’un est GEDmatch, G-E-D match, qui appartient à une compagnie qui s’appelle Verogen. L’autre est Family Tree DNA. Et les deux ont… je pense que Verogen a près de 2 millions d’échantillons dans sa base de données, où des gens téléchargent volontairement leur propre profil.

Par exemple, si vous achetez une trousse 23andMe à l’épicerie ou à la pharmacie, après avoir reçu vos résultats et les avoir utilisés aux fins que vous vouliez, vous pouvez alors choisir volontairement de télécharger ces données vers GEDmatch, pour trouver plus de membres de votre parenté qui pourraient aussi avoir téléchargé leur profil vers GEDmatch. GEDmatch a une option d’inscription ou de refus, autorisant, ou non, les autorités policières à utiliser ces données à des fins d’enquête criminelle. Vous pouvez dire, par exemple, que vous refusez que vos données soient utilisées à ces fins et que vous souhaitez utiliser le site Web pour vos propres besoins ou pour des recherches. Et selon des conversations que j’ai eues récemment, environ 75 % des personnes qui téléchargent leur ADN dans GEDmatch, acceptent que leurs données soient utilisées pour des enquêtes criminelles et autorisent leurs autorités policières à utiliser ces données. Et environ 25 à 30 % refusent.

Je pense qu’il est important que les personnes qui envisagent de participer à ces projets, ce peut être un loisir, un cadeau d’anniversaire ou un cadeau de Noël d’un membre de la famille, prennent un moment ou deux ou trois pour lire les petits caractères. Parlez-en à votre famille. Comme je le dis à mes étudiants ici à l’université, il ne faut pas oublier que quand vous donnez votre échantillon quelque part, Patricia, vous donnez la moitié de l’ADN de votre frère, la moitié de celle de vos pères et de vos mères, la moitié de celle de vos enfants, le huitième de celle de vos cousins et cousines, parce que vos cousins et cousines partagent à peu près un huitième de votre ADN en raison de vos ancêtres communs. Si vous êtes un jumeau ou une jumelle identique, en toute logique, vous donnez la totalité de l’ADN de votre jumeau ou jumelle identique à quelqu’un, que ce soit une équipe de recherche qui étudie le cancer à l’Institut ontarien du cancer, un projet scolaire ou 23andMe. Vous donnez la totalité de l’ADN de votre jumeau ou jumelle sans nécessairement qu’ils le sachent. Les liens familiaux sont donc évidents et profonds, et je pense que peu de personnes y pensent et que c’est important de le faire.

PK :

C’est vraiment important. Examinons ça de plus près. J’ai consulté la politique de protection de la vie privée du site Web de généalogie GEDmatch. Par exemple, elle contient environ 12 pages de texte et informe les utilisateurs qu’une des utilisations possibles des données généalogiques téléchargées pourrait être une recherche de données familiales par un tiers, comme des organismes d’application de la loi, pour identifier l’auteur d’un crime ou identifier des restes humains. Puis, comme vous l’avez dit, le processus permet aux utilisateurs d’accepter une telle utilisation. Pensez-vous que cette clause ou ces renseignements sont suffisants pour bien informer les utilisateurs des risques associés au fait, par exemple, d’être impliqué dans une enquête policière ou d’impliquer des membres de votre famille dans une telle enquête?

FB :

Je suis content que vous posiez cette question, parce que c’est important. Prenons l’exemple dans lequel une quantité d’ADN qui correspond à une preuve trouvée sur le lieu d’un crime donne à penser que c’est un parent au troisième degré. Ces données sont remises à un généalogiste à qui vous demandez de chercher dans GEDmatch ou Family Tree DNA pour trouver quelqu’un qui pourrait être un parent au deuxième, au troisième ou au quatrième degré par rapport à ce profil d’ADN. Et vous donnez une liste de noms au généalogiste, les noms de personnes qui ont volontairement téléchargé leur ADN dans l’un de ces sites. Le généalogiste se met au travail et établit un arbre généalogique de cinq ou six générations qui contient une centaine de personnes. Et c’est relativement facile pour le généalogiste de le faire grâce aux dossiers publics, aux notices nécrologiques, etc.

Donc, il constitue ce long, large et profond arbre généalogique, qui compte trois, quatre générations, et qui a un demi mille de large. Puis, réflexion faite, il se dit que pour le réduire, il devra en secret obtenir l’ADN de cette personne ou de cette autre personne. « Nous savons qu’elles n’ont pas commis le crime en question. Elles n’ont rien à voir avec cette affaire. Mais si nous les éliminons comme proches parents, nous pouvons donc éliminer tout ce côté de l’arbre généalogique et nous concentrer sur l’autre côté de l’arbre. »

Vous voyez, Patricia, ces personnes dont il veut obtenir un prélèvement pourraient être des personnes âgées vivant dans une maison de soins infirmiers. Sont-elles capables de donner un consentement éclairé pour un écouvillonnage de la joue? Vous abordez quelqu’un et lui dites : « Nous pensons que dans la famille élargie que vous ne connaissez peut-être pas, il peut y avoir quelqu’un que vous n’avez jamais rencontré et qui pourrait être le suspect dans un crime. Est-ce que ça vous dérange que je fasse un prélèvement dans votre joue? » Au lieu de faire ça, vous pouvez aussi attendre que cette personne jette une cigarette ou un verre de café Tim Horton en sortant du marché. Et vous pouvez alors recueillir un échantillon subrepticement, sans mandat et sans la permission de la personne concernée.

Et c’est ici que le bât blesse. J’ai eu cette discussion avec notre FBI et d’autres organismes d’application de la loi. Je leur ai expliqué qu’ils doivent réfléchir attentivement à ce qu’ils font lorsqu’ils recueillent subrepticement ou clandestinement ces échantillons qui sont utilisés à des fins d’exclusion. Ils ne pensent pas que le cousin au troisième degré a commis un crime, pas plus que la vieille personne dans sa chaise berçante dans une maison de soins infirmiers, mais ce serait utile pour leur enquête d’inclure, ou d’éliminer, un côté de la famille ou un autre. Et cela se produit souvent lorsque l’arbre généalogique est large et profond. C’est donc une question très importante qu’on n’a pas suffisamment étudiée à mon avis.

PK :

C’est une question qui me préoccupe aussi parce que vous pouvez vous inscrire à une de ses plateformes et consentir à ce que les autorités policières prennent un échantillon de votre ADN, mais les membres de votre famille, des personnes innocentes qui, comme vous le dites, font partie d’un vaste arbre généalogique et sont surveillées subrepticement à des fins d’exclusion, n’ont certainement pas donné leur consentement et ignorent ce qui se passe. Ces parents sont des suspects ou des informateurs génétiques à leur insu.

Je pense que les exemples que vous donnez font vraiment la lumière sur les implications en matière de protection de la vie privée pour ces parents. Il y a eu des cas où la police a communiqué avec des gens et les a interrogés au sujet d’un père, d’un frère ou d’un cousin dont ils ignoraient l’existence, ce qui a donné lieu parfois à des divulgations accidentelles et surprenantes qui peuvent complètement briser des familles et bouleverser leur vie. Vous connaissez certaines de ces divulgations accidentelles. Pouvez-vous décrire certaines situations qu’ont vécues des gens à qui la police a mentionné des membres de leur famille dont ils ignoraient l’existence?

FB :

L’exemple le plus frappant que je peux vous donner est celui d’un collègue qui m’a raconté que lui et sa sœur avaient envoyé leur ADN à une de ces compagnies et qu’ils ont découvert en cours de route qu’ils n’étaient pas frère et sœur et que leurs parents étaient décédés. Ils ne s’étaient pas rendu compte jusque-là que des cousins avaient dévoilé, après qu’ils eurent fait leur annonce à la famille élargie, que sa sœur aînée avait été adoptée parce que les parents avaient un problème de fertilité. Et ils l’appelaient le « bébé miracle », parce qu’ils avaient consulté un médecin dans une clinique de fertilité pour arriver à une grossesse qui s’est soldée par sa naissance. Il a alors commencé à recevoir des courriels, par l’entremise de son site Web, de personnes qui lui disaient : « Nous partageons la moitié de notre ADN. Nous sommes parents. » Et il s’avère, Patricia, qu’il a 50, cinq zéro, demi-frères et demi-sœurs.

Il s’avère que le médecin de la clinique de fertilité… Mon collègue ne savait rien à ce sujet. Ses parents sont maintenant décédés, et il est allé à Philadelphie et a découvert que le médecin utilisait son propre sperme pour rendre ses patientes enceintes dans le cadre du traitement de fertilité. Et tous les enfants nés, ou bon nombre d’entre eux, sont des demi-frères ou des demi-sœurs. Je lui ai demandé : « Comment te sens-tu par rapport à tout ça? » Il m’a répondu : « Je suis encore… ça m’a donné un syndrome de stress post-traumatique de découvrir ça. Nous avons eu une réunion, et certains de mes demi-frères et demi-sœurs sont heureux parce qu’ils étaient enfants uniques et estiment qu’ils ont maintenant une grande famille. Mais d’autres sont émotionnellement perturbés parce que nous ignorons si nos parents savaient que le docteur n’utilisait pas le sperme de notre père. »

Parfois, donc, les nouvelles sont intéressantes, bien accueillies et utiles pour les familles. Mais parfois aussi, comme vous l’avez souligné, ce peut être très déconcertant, voire perturbateur, pour les relations familiales. Sans compter que toutes les surprises ne sont pas agréables.

PK :

Et cela met en lumière la notion du droit de ne pas savoir, dans certains cas, en particulier pour les membres de la famille qui décident de ne pas télécharger leur ADN, ni même de ne pas avoir les résultats de leur test d’ADN, et encore moins de les télécharger vers un site Web de généalogie. Je pense donc qu’il y a de nombreuses questions éthiques et de nombreux enjeux liés à la protection de la vie privée pour les membres des familles qui ne sont pas des participants directs de ces sites Web de loisir. Donc, Fred, quelles mesures de protection peuvent être adoptées pour faire en sorte que ces techniques et technologies soient utilisées et gérées de façon responsable?

FB :

La première utilisation réussie de la généalogie génétique d’enquête aux États-Unis a été réalisée en 2018 avec l’arrestation de M. DeAngelo. Un peu plus d’un an plus tard, en septembre 2019, notre ministère de la Justice aux États-Unis a proposé une politique provisoire sur l’analyse et la recherche d’ADN à des fins de généalogie médico-légale. Cette politique provisoire donnait une certaine orientation aux autorités policières et aux laboratoires médico-légaux en ce qui concerne la surveillance, le genre de cas où elle peut être utilisée pour circonscrire la recherche d’éventuels auteurs d’un crime.

La politique recommandait d’obtenir un mandat pour l’analyse de l’ADN ou des SNP de l’ADN écartée, mais seulement après que la collecte s’est faite subrepticement et, j’ajouterais, sans consentement. Ces étapes semblent raisonnables pour notre ministère de la Justice, mais ne semblent pas tout à fait logiques pour d’autres intervenants. Et cette question fait l’objet de discussions actuellement dans les États, quant à savoir si ou comment obtenir une permission pour recueillir des échantillons de parents éloignés qui n’ont rien à voir avec le crime. Simplement pour inclure ou exclure des catégories entières de l’arbre généalogique.

PK :

Il ne fait aucun doute qu’un débat actif a lieu aux États-Unis, et nous allons le suivre attentivement, pour voir comment cette politique provisoire évolue avec le temps et quelle est l’expérience afin de façonner des processus de gouvernance semblables ici au Canada.

Fred, encore une fois, merci beaucoup de vous être joint à nous au balado L’info, ça compte, et de nous avoir aidés à lancer la discussion. Votre expertise en la matière est sans égale et nous sommes très chanceux que vous ayez accepté de participer à ce balado. Vous avez contribué à expliquer une science très complexe de façon très simple. La généalogie génétique d’enquête évolue rapidement, et de nouveaux outils et technologies peuvent être utilisés à des fins humanitaires ainsi que pour des enquêtes criminelles. Et vous nous avez fourni beaucoup de matière à réflexion.

J’invite ceux et celles qui veulent en savoir plus sur la protection de la vie privée et l’accès à l’information dans le contexte de l’application de la loi à visiter notre site Web à www.ipc.on.ca. Vous pouvez aussi communiquer avec notre bureau, par téléphone ou par courriel, pour obtenir de l’aide et des renseignements généraux en français concernant les lois sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.

C’est tout pour aujourd’hui. Voilà qui met fin à un autre épisode de L’Info, ça compte. Merci de nous avoir écoutés et à la prochaine.

Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous avez écouté L’info, ça compte. Si vous avez aimé ce balado, laissez-nous une note ou un commentaire. Si vous souhaitez en savoir plus sur un sujet qui concerne l’accès à l’information ou la protection de la vie privée dans un épisode futur, communiquez avec nous. Envoyez-nous un gazouillis à @IPCinfoprivacy ou un courriel à [email protected]. Merci d’avoir été des nôtres, et à bientôt pour d’autres conversations sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. Si ça compte pour vous, ça compte pour moi.

Le Dr. Frederick Bieber est généticien médical au Brigham and Women’s Hospital de Boston (Massachusetts) et professeur agrégé à la Harvard Medical School.

  • Le profilage de l’ADN et son utilisation pour identifier des corps ou retracer des parents biologiques, ou encore comme preuve en cour [4:55]
  • Le rôle des généalogistes professionnels dans les enquêtes [8:35]
  • Comment la généalogie génétique d’enquête a permis d’attraper le tueur du Golden State [10:12]
  • Annulation d’une condamnation injustifiée dans l’affaire Christine Jessop [13:10]
  • Utilisation par la police de GEDmatch et d’autres sites de généalogie génétique grand public [16:20]
  • L’ADN révèle des renseignements à votre sujet et au sujet de membres de votre famille. Pensez-y à deux fois et lisez les petits caractères avant de donner votre consentement. [18:20]
  • La collecte d’ADN sans consentement est une technique qui permet d’éliminer des suspects [20:12]
  • Test d’ADN et surprises dans l’arbre généalogique [24:35]
  • Balises éthiques pour assurer l’utilisation responsable de la généalogie génétique d’enquête par les autorités policières [27:35]

Ressources :

 

L’Info, ça compte est un balado sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information animé par Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée. Avec des invités de tous les milieux, nous parlons des questions qui les intéressent le plus sur la protection de la vie privée et l’accès à l’information.

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